Depuis 1750 toutes les générations de musiciens se sont référées à l’œuvre de Bach, dans un sens positif ou négatif, en la combattant ou en l’admirant, en s’attaquant à l’un ou l’autre de ses aspects, que ce soient les professionnels ou les mélomanes. Le grand aboutissement de l’influence de Bach n’est-il pas le célèbre parallèle « Bach-Schönberg » rédigé par Berg (reproduit ci-après) faisant de Bach le père spirituel de la musique contemporaine en 1930.
En France, si l’œuvre de Bach n’a jamais quitté les tribunes d’orgue (l’on peu dire que ce sont les organistes français qui ont su et pu conserver véritablement une certaine tradition de Bach), il n’en a pas été de même au concert et dans les salons où l’on n’a jamais goûté, jusqu’au début du XXème siècle, que les compositeurs contemporains à la mode. Point de Bach à la Cour ou à la Chapelle du Roy, encore moins sous la Révolution, l’Empire, etc…A Paris, au « Concert Spirituel », ancêtre de nos concerts contemporains, on joue Haydn, Mozart, les fils de Bach, jusqu’à Vivaldi « arrangé » par Chédeville et naturellement tous les contemporains français : Mouret, Philidor, Couperin, Mondonville, etc… Mais de Bach père, point. Le goût ne s’y prête pas, l’orchestre non plus, et les solistes recherchent les œuvres dont la virtuosité les met le plus en valeur, souvent au détriment de la pensée musicale.
Mais Bach « couvait » dans les tribunes d’orgue, bien que, là aussi, le « goût léger » ait été envahissant.
Et c’est de là, en France, que le « retour » à Bach s’est effectué, avec la lucide action d’organistes-compositeurs-chefs d’orchestres, tels Vincent d’Indy en particulier, dont le travail inlassable effectué à la Schola Cantorum a été déterminant.
Depuis cette renaissance du début du XXème siècle le regard porté sur l’œuvre de Bach a pris une tournure toute différente. Telles les mises en scène théâtrales sujettes au goût du jour, les interprétations successives de l’œuvre de Bach ont mis l’accent sur tel ou tel aspect de son œuvre, les unes sur son romantisme avant la lettre, d’autres sur ses qualités dramatiques ou formelles, d’autres sur sa spiritualité, etc… A chaque éclairage correspond un « costume sonore » différent : l’orchestre symphonique, l’orchestre de chambre, le piano, les instruments d’époque, sans compter les différents « arrangements » ou les adaptations dont Bach lui-même et ses contemporains ne se privaient pas et n’auraient pas désavoué, selon le principe que Charles de Gaulle, en pyjama ou en costume de Président de la République est toujours Charles de Gaulle.
Il nous a paru intéressant de rechercher les réactions du public français à l’œuvre de Bach et à ses différents habillages et éclairages, à travers les écrits et témoignages des écrivains, en même temps que de relever les influences inconsciemment subies ou ouvertement avouées par les compositeurs de toutes tendances, de façon à dégager une constante qui semble bien être l’universalité du génie de Bach, quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage. Ces textes, que l’on trouvera ci-après, nous semblent plus significatifs que les plus savantes analyses que l’on pourra toujours consulter dans les biographies courantes.
Quant à notre interprétation, nous l’avons voulue la plus sobre dans son effectif instrumental, nous rapprochant en cela des « Concerts Royaux » de Couperin dont Bach s’est inspiré pour écrire ses Brandebourgeois, non tant par souci d’authenticité, souci toujours illusoire dans une société toujours changeante, que par volonté d’efficacité dans la lisibilité des différentes parties instrumentales.
Nous ne nous référons donc à aucune habitude ni a aucune mode et nous efforçons de présenter le texte de Bach dans toute sa transparence, dans doublures, sur nos instruments de tous les jours qui nous servent à interpréter l’ensemble du répertoire, des classiques aux contemporains, et en fondant l’équilibre sonore non pas sur la masse mais sur la qualité des sonorités individuelles.
L’œuvre de J-S.Bach c’est l’Ancien Testament de la musique. Le Nouveau ce sont les sonates et quatuors de Beethoven. Et nous ne craignons pas de l’affirmer, cette véritable bible est la base nécessaire à toute éducation musicale.
Vincent d’INDY (Cours de composition musicale - 1909)
Le génie de Bach est plus profond et plus fort que d’avoir simplement, en précurseur, découvert et employé passagèrement des agrégations sonores inconnues avant lui.
Son harmonie est basée sur les accords de son temps. Il n’est pas le premier qui ait écrit des neuvièmes de dominante, des quintes augmentées, ni des accords sur pédale, ni telles appogiatures ou telles résolutions exceptionnelles. Mais ce qui lui appartient en propre, c’est l’enchaînement de certains accords, des façons particulières de moduler, l’utilisation magistrale des notes de passage, et cette manière si large, si « épanouie », si profondément vivante, par la force du sentiment expansif, de présenter en une synthèse homogène l’union parfaite de son harmonie, de son contrepoint et de sa mélodie.
Charles KOECHLIN (Traité de l’Harmonie - 1947)
D’un style austère, l’œuvre tout entière de J-S.Bach ne vise exclusivement qu’à transcrire des émotions d’ordre musical : la musique de Bach ne fait penser qu’à la musique.
André BOLL (La Musique pour tous – 1938)
Ce qu’il faut mettre en relief, lorsqu’on parle de la musique d’orchestre de Bach, c’est avant tout l’incroyable modicité des effectifs pour lesquels il l’a conçue. Modicité dont les exécutions actuelles ne nous donnent aucune idée. (…) Cette simplicité que balance une virtuosité nouvelle dans le contrepoint, c’est la conception même des Concertos Brandebourgeois où, sur un quintette à cordes, se détachent en solistes un petit nombre d’instruments.
Marcel LANDOWSKI (L’orchestre – 1964)
Mon cœur bat tout entier pour le haut et grand art de Sébastien Bach, ce patriarche de l’harmonie.
BEETHOVEN (Lettre à Hofmeister – 1801)
Il est possible que celui que nous considérons comme le plus grand musicien de tous les temps, J-S.Bach, ait eu la prescience intuitive , non pas du swing nègre, mais d’un balancement analogue d’une saveur aussi grande (…) Plus que de n’importe quel compositeur moderne, le Jazz se rapproche de J-S.Bach.
André HODEIR (Le Jazz, cet inconnt – 1945)
Heine, c’est comme Bach, cela se garde pour plus tard.
Hélène CIXOUS (Dedans – 1979)
Les camarades ça pose de bien difficiles problèmes. Des problèmes sur la qualité, d’abord. On a tellement préféré toute sa vie ceux qui aimaient Bach à ceux qui aimaient le tango. Ils ne se battent pas pour les mêmes raisons que moi. Ils ne se battent pas pour sauver la civilisation, ou plutôt il faudrait revoir l’idée de civilisation et de qu’elle enferme.
A.de SAINT EXUPERY (Lettre à un ami – 1940)
…C’est ainsi que nous regardons Bach, dont certains traits nous sont particulièrement chers, sans pour cela vouloir donner à cette préférence la valeur d’un critère, parce qu’ils nous paraissent plus actuels que d’autres.
P.BOULEZ (Contrepoint n°7 - 1951)
Le concerto est une réussite musicale totale…Sa référence bachienne est savoureuse…Le passé se fait complice d’un plaisir surgi à la foi d’une référence culturelle et de la vie propre, immédiate et frémissante. « Retour à Bach » ? Cette phrase de Critique fera fortune durant l’époque de l’entre-deux-guerres : mais c’est les épigones.
A.BOUCOURECHLIEV (Stravinski – 1982)
Bach est un fleuve sublime de musique, mais un réactionnaire dans le domaine du langage.
Henry BARRAUD (La France et la Musique Occidentale)
Ce qui fait en propre l’originalité de Bach, c’est la physionomie nouvelle qu’il sait donner à des formules jusqu’à lui toujours sèches et froides ; c’est surtout la vie expressive dont il sut animer la lourde machine scholastique.
C’est une cathédrale sonore qu’il a bâtie, un édifice vertigineux et délicat dont les tours dominent le monde musical, et dont les voûtes s’étendent en perspective de mystère, illuminées par les vitraux de ses chorals.
Paul DUKAS ( Ecrits sur la Musique – 1948)
Jean-Sébastien Bach fut le régulateur et l’ordonnateur de la Fugue ; il vivifia les combinaisons scholastiques de ce langage par un sentiment profond….En son œuvre il n’y a ni redites, ni longueurs, ni défaillances. Mais son génie s’est montré tyrannique. Il a voulu que la fugue endossât toutes les exigences de la tonalité. Il s’est fait le champion du mode majeur moderne, des tons voisins, de tout l’appareil créé par cette Tonalité et autour d’elle. Il a prêché la Tonalité , comme il a glorifié l’Evangile en ses œuvres religieuses, avec une ardeur passionnée, exclusive…
Ce noble maître, Buxtehude, que Jean-Sébastien son disciple a trop fait oublier, a des libertés de plume et un formulaire modal qui donnent à ses lignes mélodiques une souplesse admirable. Et l’on se prend à regretter que Bach ait châtré ce langage…
Et, bien qu’il n’ait pas songé à voir dans les accords des entités harmoniques, on peut considérer qu’il a fixé leur activité sous le régime modal. Les accords sont le plus souvent, sous sa plume, le résultat de la polyphonie : ils ne peuvent être individualisés que par une véritable abstraction. Ils se dégagent, sans qu’on puisse les isoler, d’une écriture perpétuellement « chorale » et tonale, qui peut passer pour parfaite et dont la plénitude compense les pertes…
Jean-Sébastien Bach avait pris la succession des polyphonistes de la Renaissance, tout en accommodant son langage choral aux exigences de la tonalité.
Maurice EMMANUEL (Histoire de la Langue Musicale)
Considérons la musique jusqu’à Bach : je vois beaucoup plus de hardiesse chez un homme qui est né exactement cent ans avant Bach, en 1585 ; je veux parler d’Heinrich Schütz, un type d’une audace fantastique : il n’y a qu’à lire son « Tenebrae factae sunt ». Je ne mets pas en cause la grandeur de Bach, je ne le discute pas. Je parle de tendances. De ce que je vois. D’ailleurs Bach s’est limité lui-même. Il a fermé une période de la Musique.
Edgar VARESE (Entretiens – 1970)
Ce matin je relis avec délices de nombreuses pièces du Clavecin bien tempéré. Je crois que, de toutes, la lente fugue en ut dièse mineur est ma préférée ; c’est à peu près la seule que j’imagine volontiers interprétée par un chœur de voix. LA LITTERATUNE NE SUT RIEN DONNER D’AUSSI PARFAIT.
André GIDE (Journal – 17 avril 1943)
L’admirable Toccata de Bach est exécutée par l’Orchestre de Philadelphie, encore qu’écrite pour orgue ; mais c’est sur le piano que je la préfère, où les voix restent plus distinctes. Il ne me paraît pas que la musique de Bach ait à gagner beaucoup dans ces colorations que lui donne l’orchestration, si bien appliquée qu’elle puisse être, laquelle tend à lui enlever le caractère de nécessité quasi mathématique où elle tend. C’est l’humaniser à l’excès. Elle sort triomphalement de cette épreuve il est vrai ; et l’on peut toujours dire que Bach, s’il eut connu de son temps les ressources de l’orchestre moderne, en aurait usé comme il fait déjà des sonorités surprenantes de certains instruments dans les Concertos Brandebourgeois, par exemple. Mais il ne l’a pas fait et c’est un peu le trahir que de dégager et souligner des possibilités harmoniques ou mélodiques latentes (comme fit Gounod pour le premier prélude du Clavecin bien tempéré). Je voudrais, après cette humanisation pathétique, réentendre dans son abstraction d’épure ce céleste édifice, qu’il me semble qu’on ne puisse rapprocher de l’homme qu’en l’écartant de Dieu.
André GIDE ( Journal – 15 mai 1942)
Quand Bach mourut, il laissa la réputation d’un grand organiste et d’un contrapunctiste éminent, mais on ne soupçonnait pas sa grandeur unique comme compositeur.
Au temps de Mozart sa musique parait obscure et difficile…
C’est Mendelssohn qui remit en lumière cette grande figure ; il fait exécuter en 1829 la Passion selon Saint Mathieu…
Berlioz, toute sa vie, parla de Bach comme d’un monstrueux fort en thème.
Et voici quelques lignes publiées en 1860 par Elwart, professeur d’harmonie au Conservatoire de Paris : « Sébastien Bach, dont un prélude récemment arrangé par un compositeur enthousiaste a mis le nom à la mode, naquit en 1685… »
Bach placé sous la protection de l’Ave Maria de Gounod ! Nous n’en sommes plus là, Dieu merci.
Louis AGUETTANT (La musique de piano – 1955)
A tout instant, chacun des trois personnages du « Fils de Personne » est complètement présent.Je songe à la « Fugue à trois voix » de Bach. Malgré les immenses distances qui les séparent, ces trois personnages sont une unité polyphonique , comme lorsque, écoutant une des voix de la fugue, on entend sans interruption dans la basse les autres mélodies dont on ne peut s’abstraire. On est presque gêné, on voudrait quelquefois n’en entendre qu’une, mais on a le sentiment qu’une fatalité absolue les relie et les entraîne dans leur destin.
Henry de MONTERLANT (Notes de Théâtre – 1949)
Beethoven est fastidieux lorsqu’il développe, Bach pas, parce que Beethoven fait du développement de forme, et Bach du développement d’idée. La plupart des gens croient le contraire.
Beethoven dit : « Ce porte-plume a une plume neuve, il y a une plume neuve à ce porte-plume, neuve est la plume de ce porte-plume » ou « Marquise, vos beaux yeux… »
Bach dit : « Ce porte-plume a une plume neuve pour que je la trempe dans l’encre et que j’écrive, etc… » ou « Marquise vos beaux yeux me font mourir d’amour, et cet amour etc… »
Voilà toute la différence.
Jean COCTEAU (Le Coq et l’Arlequin – 1918)
J’attache une grande importance à l’architecture musicale que je ne voudrais jamais voir sacrifiée à des raisons d’ordre littéraire ou pictural. J’ai une tendance peut-être exagérée à rechercher la complexité polyphonique. Mon grand modèle est J-S.Bach… Bach se sert des éléments de l’harmonie tonale comme je voudrais me servir des superpositions harmoniques modernes.